La finance durable

ARTICLE RÉDIGÉ PAR CHARLES-THIERRY LACAUSSADE (RESPONSABLE DU PÔLE CONFÉRENCE CHEZ DMF)

Nous retrouvons dans la finance durable l’Investissement Socialement Durable (ISR), la finance solidaire (micro-crédit, micro-assurance) et plus généralement l’investissement responsable. Celle-ci semble devenir attractive pour deux raisons principales : la pression des gouvernements et la nécessité d’investir dans des marchés pérennes pour garantir un profit de long terme. De surcroît, l’émergence des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) crée une forte émulation dans la sphère de la recherche. En effet, ces nouveaux critères forment un nouveau prisme d’information à partir duquel les agents déploient leurs mécanismes décisionnels).

La prise de décision dans le cas d’un investissement comme un portefeuille d’actifs revient caricaturalement à choisir un couple risque/revenu, c’est à dire un risque à supporter et une prime de risque recherchée (en fonction de la classe d’actifs choisie). En considérant le risque à supporter (diversifiable et agrégé) ainsi que la prime de risque à attendre en fonction des classes, l’agent doit alors construire son portefeuille en fonction des critères qui constituent le « process ». Celui-ci doit d’ailleurs être détaillé dans ce qu’on appelle « prospectus » pour être présenté aux éventuels clients et surtout être validé par les autorités de régulation. Le portefeuille peut alors avoir différents objectifs de rendement. Soit il doit égaler le rendement moyen du marché soit il doit battre un indice de référence. Cependant, aujourd’hui se pose la question de la pérennité du secteur dans lequel on investit à un horizon de moyen terme. Le secteur des énergies fossiles risque de s’éteindre là où celui des énergies durables par définition se veut renouvelable. C’est notamment dans cet arbitrage qu’interviennent les normes ESG. Celles-ci tentent de mettre en lumière de nouvelles dimensions aussi bien qualitatives que quantitatives de l’investissement en question en adoptant une typologie similaire à celle utiliser par l’ONU pour déclarer ses dix-sept objectifs de développement durable pour mettre fin à la pauvreté d’ici 2030 ainsi que celle utiliser dans les Accords de Paris pour lutter contre le réchauffement climatique.

L’approche du risque classique en finance peut se résumer à celle de l’analyse de Markowitz datant de la fin des années 1950. Celui-ci a mis en évidence la diversification efficiente mais surtout a mis en exergue le potentiel de la méthode visant à exploiter les covariances des corrélations. On modélise alors le rendement du portefeuille par une variable aléatoire dont l’espérance est le rendement espéré et l’écart-type donne une idée de sa volatilité. Le couple rendement/risque est donc bien central dans l’arbitrage prenant en compte le rendement moyen et  le rendement anticipé (bien entendu la potentielle aversion au risque intervient ici, il faut remarquer que ce terme peut aussi contenir la pression de la régulation qui rend la prudence obligatoire). Pour mesurer cette aversion au risque, on la modélise par une fonction objective: avec un critère espérance/variance et un gamma qui traduit  les préférences. Cela est d’ailleurs assez représentatif de la réalité. En effet, les normes Market In Financial Directive (Mifid) obligent les gestionnaires d’actifs de demander à leurs clients où il se situent dans une grille d’analyse comportementale devant décider du mode de gestion. Il existe une multitude de profils qui présentent des caractéristiques précises dans la gestion du risque. On peut citer le profil Prudent, le Conservateur, l’Agressif, le Medium ou encore le Complexe. Cette modélisation du risque conduit alors à construire un équivalent certain de cet actif: s’en suit le calcul de rendement en fonction de l’appétence au risque (le gamma).

Du reste, il y a différentes contraintes que Markowitz ne considère pas dans son modèle. Par exemple, les brokers ne disposent pas de tous les titres, de surcroît ceux-ci réclament des commissions ce qui génèrent des coût de transaction. De plus, ce modèle ne prend pas en compte le cadre légal et notamment les nouveautés. Il faut aussi noter que tous les agents ne sont pas en mesure d’avoir des positions « short » (achat/vente à découvert). En revanche, lorsqu’on veut hedger un portefeuille, c’est à dire qu’on cherche à couvrir les titres par des contrats futurs (techniques de pondération pouvant se baser sur la maturité, la duration, la Price Value of Basis Point, les statistiques). Cet affinage du modèle Medaf (CAPM capital asset pricing model) permet ainsi de déterminer la rentabilité d’un portefeuille en fonction de son risque. In fine, la dissection et la compréhension des modèles utilisés par les agents tels que les gestionnaires d’actifs et les traders permet de comprendre les mécanismes décisionnels de ces agents. Ainsi, ces connaissances permettraient de créer des incitations en complément du cadre légal largement violé pour pouvoir éviter des déviances favorisant l’instabilité financière et plus largement l’instabilité économique. De ce fait, nous pourrions essayer de faire des conjectures sur ce qui pourrait pousser un agent à préférer un Investissement Socialement Responsable (ISR) plutôt qu’un produit plus rentable (en terme financier c’est à dire en terme de profits à court terme) mais aussi plus complexe et peut être plus risqué. Nous pourrions déduire d’un tel cadre théorique un système d’incitations et de désincitations qui aurait la potentialité de réduire les comportements et les décisions dangereuses pour les marchés financiers et l’économie réelle. Ces incitations pourraient ainsi reposer sur le système d’évaluation des actifs financiers qui devrait reposer sur les mêmes mécanismes que ceux des décisions des agents. Cependant, au-delà de ce cadre théorique, l’idée sous-jacente des agences gouvernementales est simple : mettre en valeur les normes ESG et leurs donner du poids dans l’analyse financière pour responsabiliser notre économie et la rendre davantage durable. En effet, donner du poids à ces critères dans la prise de décisions des agents financiers revient à mettre en avant l’investissement socialement responsable. Il s’agit d’ailleurs d’une des priorités du quinquennat d’Emmanuel Macron. Il désire placer la France à la pointe de l’ISR en encourageant notamment des événements comme le BNP Paribas Sustainable Future Forum ou la semaine de la finance responsable.

Bien sûr, lorsque nous nous parlons d’Investissements Socialement Responsables, nous entendons toutes les stratégies d’investissement des agents qui font rentrer dans leurs calculs des problématiques sociales et/ou environnementales. La micro-finance s’inscrit dans cette dynamique et ne dépend pas directement d’agents institutionnels. Ainsi l’émergence de la micro-finance a notamment permis d’améliorer l’accès aux services financiers à des agents exclus de ce système et a donc crée de nouveaux actifs financiers. Néanmoins, la micro-finance s’est rapprochée de la finance traditionnelle à travers le processus de « commercialisation ». Ainsi les Instituts de Micro-Finance (IMF) sont passés d’un objectif non-lucratif à la recherche d’un profit minimum les transformant en banques de micro-finance. Ce changement a engendré le problème de la déviation de la mission sociale qui cible alors une autre population. Ce changement rend le cadre théorique économique déjà existant applicable et surtout assez efficace: on peut évoquer l’asymétrie d’information, des phénomènes d’anti-sélection ou même d’aléa moral. Le modèle de Copestake (2007), micro-économiquement fondé, retranscrit particulièrement bien le  caractère conflictuel des deux objectifs : performance financière qui semble inéluctablement s’opposer à la performance sociale. Il modélise assez bien l’arbitrage des agents grâce à des courbes d’indifférence qui sont formées par la combinaison de performance financière et de performance sociale offrant la même utilité pour l’IMF. Or à partir de ce projet, il s’agirait de réussir à modéliser l’ISR comme pouvant réconcilier la performance économique et sociale (notamment en désagrégeant ces dernières. Cette modélisation doit donc permettre une certaine évaluation des performances des actifs socialement responsables.

Cependant il nous reste à définir les « performances » attendues de l’ISR. En effet, si on se tient à la définition de la performance absolue, on ne prendrait en compte que la différence entre la valeur liquidative finale et le prix d’achat. De même, les autres méthodes d’évaluation habituelles d’actifs tel que le ratio de Sharpe (mesure de la prime de variabilité, qui intègre à la fois les rentabilités de l’actif dégagées en excès du taux sans risque et le risque de l’actif) ou l’Alpha de Jensen (mesure la super-performance par rapport à la performance attendue sous les hypothèses du Modèle d’Evaluation Des Actifs Financiers) ne permettraient pas d’évaluer les performances dites « extra-financiers ». Il faudrait donc essayer de construire et de légitimer des indices extra-financiers (ESG) se voulant: «environnementaux, sociaux et de gouvernance ». En effet, le principe des « low-powered incentives » montre que de moindres incitations financières peuvent décupler les motivations intrinsèques et finalement créer une certaine valeur ajoutée « morale ou éthique » inhérente aux produits socialement responsables. De surcroît, il pourrait être intéressant de montrer que le modèle MEDAF peut être problématique. En effet, classiquement ce modèle préconise une forte diversification des portefeuilles pour pallier la volatilité des actifs et ainsi diminuer le risque sous les hypothèses d’information parfaite (rentabilité, risque associé, corrélation avec les autres actifs). Or nous avons vu que la titrisation engendre un défaut d’information très important sur les sous-jacents des actifs. Certes les produits dérivés en général répondent au critère de diversification mais ne permettent pas de se limiter à un seul « risque de marché ».  Et justement, l’évaluation des actifs financiers ne parvient pas toujours à lever l’opacité de l’information : elle peut même au contraire conforter les agents économiques dans leurs évaluations basées sur des données lacunaires et/ou biaisées. Cette évaluation a été au cœur de la crise de 2007 : on pourrait à nouveau évoquer les agences de notation mais il peut aussi être important de souligner la place de la gestion et de la comptabilité. En effet, on retrouve naturellement des enjeux de taille autour de la norme IAS 39 (2001) et du principe de« juste valeur ». Cette norme pourrait être alors une sorte de catalyseur pour un choc financier qui pourrait alors contaminer l’économie réelle. L’évaluation des actifs financiers prend en compte les plus-values potentielles futures. Or en cas de moins values très importantes, les entreprises peuvent être très fortement ébranlées. La norme IFRS 9 devrait, selon les évaluations des économistes, moins exposer les entreprises en leurs permettant de mieux anticiper les événements de marché. Il peut être bon de rappeler ici que les normes IFRS favorisent les principes plutôt que les règles et qu’elles répondent à un cadre conceptuel (asymétrie d’information, théorie de l’agence). De ce fait, compléter ou affiner ce cadre conceptuel peut sembler nécessaire pour minorer les chocs financiers et éviter certaines crises économiques.

Ainsi, une autre évaluation des performances de l’ISR, et des actifs financiers en général est possible. Il s’agirait de tenir compte d’une part des profits réalisés et mais aussi des externalités  positives ou négatives dans la sphère réelle. Dès lors que le sous-jacent est un micro-crédit, le produit de micro-finance influence la sphère sociale de façon directe. Il est certain, que ce genre de crédit peut permettre d’augmenter le pouvoir d’achat des ménages y ayant recours. A long terme, on pourrait estimer qu’à une échelle régionale, le microcrédit peut être un catalyseur de croissance ainsi qu’un vecteur d’émancipation de la femme. Néanmoins, ces résultats prometteurs sont bien entendu à relativiser : il faut se demander si cela est vraiment viable long terme, si on retrouve de réelles externalités positives locales voire globales. De surcroît, pour parvenir à un taux de non remboursement le plus bas possible, les IMF doivent prendre en compte l’aléa moral potentiel en appliquant un filtre, en interprétant les signaux. Ainsi une certaine tranche de la population n’a toujours accès à aucun produit financier. De même, il pourrait être nécessaire de vérifier que l’utilisation de micro-crédit n’est pas vectrice d’exclusion par rapport à d’éventuels communauté (le micro-crédit contrarie le principe de self-help, de perte de lien social et de stigmatisation. En somme, l’évaluation est très complexe. En effet, les actifs socialement responsables dégagent une sorte d’incertitude quant à leurs performances sociales. En revanche, réussir à évaluer la valeur ajoutée des investissements socialement responsables grâce à une méthodologie consensuelle et globale serait un moyen d’inciter davantage les agents économiques. Cette méthodologie ne pourra évidemment pas être parfaite mais devrait prendre en compte un maximum de facteurs notamment extra-financiers. Certains instituts comme  Al Amana au Maroc, Spandana en Inde ou Compartamos permettent d’ailleurs à des chercheurs d’évaluer leurs expérimentations directement et d’influer sur celles-ci en donnant leur méthodologie. Ce genre d’ouverture permet donc une forte transparence facilitant l’évaluation objective des performances des micro-crédits et des comportements des agents économiques.

Bibliographie :
Landier A. et Nair V., “Investissement Socialement Responsable: une Approche Efficace et Rentable”, En Temps Réel, n. 34, Juin 2008

Zaouati P., « Investir ‘responsable’ : en quête de nouvelles valeurs pour la finance »,  ed. Lignes de Repères, Septembre 2009

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